Nous sommes au Nord de la Vénétie. Sur les terres magnifiques du Prosecco et des plus célèbres équipementiers du cyclisme. En ce milieu d’après-midi hivernal la lumière est basse, ocre pâle moiré de bleu infiniment clair et de gris translucide. La mélancolie pourrait être de mise. Giuseppe Bigolin lui préfère la nostalgie. À la tête de Selle Italia depuis plus d’un demi-siècle, il a fait de son bureau personnel un lieu de rencontre et de partage autour de sa passion pour les champions qu’il a côtoyé tout à la fois comme partenaire technique et comme ami. Marco Pantani notamment. Le légendaire pirate dont la photo grand format trône au milieu d’une litanie de souvenirs. Rien de l’accessoire. Tout de l’essentiel !
” J’ai connu Marco Pantani alors que nous venions de lancer la célèbre Flite. Il adorait cette selle qu’il avait adopté avec enthousiasme. Cet enthousiasme qui guidait à la fois sa carrière et sa vie. Il voulait une selle à la fois performante, légère et confortable. Une demande primordiale pour un grimpeur qui passait la majorité du temps en échappée avec les mains en bas du cintre. Son choix était fait. Mais restait à choisir le décor. Nous étions tous les deux dans un restaurant du bord de mer chez lui à Cesenatico. L’idée m’est venu de le surnommer Le Pirate. Il aimait la mer, les bateaux et avait un look de rebelle. Il a adoré l’idée et c’est devenu son surnom officiel. Et sa Flite titanium serait désormais décorée façon pirate. Ce fut un énorme succès. Et c’est devenu un objet d’autant plus légendaire que Selle Italia ne la produit plus. Pas question pour moi de récupérer commercialement le mythe Pantani. Je portais au champion et à l’homme un immense respect. Rien n’a changé. Je considère qu’il a été l’un des plus grands de l’histoire du vélo. Irremplaçable. Irremplacé. Ils sont peu comme lui. Très peu. Et dire que j’ai eu le privilège de le côtoyer. Lui comme Hinault. “
L’après-midi avance et nous oublions le traditionnel ristretto. Giuseppe Bigolin a beau équiper quelques-uns des plus grands coureurs actuels, à commencer par Mathieu Van der Poel et Chris Froome, il n’en démord pas. Son admiration absolue va vers Marco Pantani et Bernard Hinault. Et si le premier avait fait de la Flite sa selle de prédilection, le second avait inauguré le règne de la fameuse Turbo. Encore une belle histoire placée sous le double signe de l’émotion et de l’amitié.
” C’était l’époque turbo en Formule Un. Tout le monde sportif ne parlait que de turbo chez Renault ou Ferrari. Nous cherchions un nom à proposer à Bernard pour sa nouvelle selle. Ce fut Turbo. Ces années-là, tous les coureurs amateurs voulaient une Concor, une selle produite par nos concurrents de San Marco. En quelques semaines ce sera la révolution Turbo, la selle de Bernard Hinault. Les cyclos passèrent tous à la Turbo de Selle Italia. Un fantastique souvenir avec comme message publicitaire « La selle Turbo dessinée par le vent pour Bernard Hinault ». On aurait pu écrire aussi « mise au point avec Bernard Hinault ». Il était notre premier coureur-testeur. Ses observations étaient régulièrement partagées avec nos techniciens et nos ingénieurs. Nous travaillons d’ailleurs toujours de cette manière avec nos principaux coureurs professionnels. Eux savent ce qu’ils veulent et nos ingénieurs savent faire. Qu’il s’agisse des teams Alpecin, Israel, Cofidis, Tudor, Lotto ou Arkéa, nous fonctionnons ainsi. “
Giuseppe Bigolin a évoqué les ex-concurrents de San Marco. Une marque désormais partie intégrante du groupe Selle Italia. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une revanche. Mais plutôt d’un sauvetage paré de tricolore. San Marco ayant un temps été visé par une société chinoise.
” San Marco est un beau blason italien. Je ne pouvais pas admettre qu’il passe sous le contrôle d’un investisseur chinois. Aujourd’hui les deux marques fonctionnent de concert. Chacune sur un secteur du marché. Et elles sont 100% italiennes. Une satisfaction à l’heure où la mondialisation et les délocalisations ont dévasté l’industrie européenne. On peut appeler ça patriotisme, moi je préfère dire identité. Le Made in Italy a du sens. “
Au moment de se séparer, le Presidente veut nous offrir une dernière anecdote. Comme un antidote existentiel. Et naturellement le héros de l’histoire est Bernard Hinault. Celui que Giuseppe Bigolin considère comme un seigneur.
” C’était durant le Giro. J’étais dans le hall de l’hôtel où logeaient plusieurs équipes, dont celle d’Hinault. Bernard arrive, il pénètre dans le hall avec ses deux gros sacs. Un dans chaque main. Il me salue de la tête, demande sa clé et monte avec ses deux sacs sans rien demander au portier. Quelques minutes plus tard arrivent deux jeunes coureurs. Des gregari, pas des champions. Ils ont leur sac en main mais vont attendre leur masseur pour se les faire porter dans leur chambre. Hinault était d’une autre race. Celle des seigneurs. “