Entretien exclusif avec Ernesto Colnago

Depuis la disparition de son ami Ugo De Rosa, Ernesto Colnago fait figure de dernier géant de l’histoire du cyclisme. À bientôt 92 ans, il demeure attentif à l’actualité d’un sport qui aura été toute sa vie. Qu’il s’agisse d’évoquer la nouvelle génération de champions surdoués, de la mainmise du marketing sur l’industrie du cycle ou des progrès considérables accomplis dans le domaine de la haute technologie, le Maestro de Cambiago livre avec passion et sagesse des témoignages éloquents.

Par Salvatore Lombardo

LE DERNIER GEANT

Tout commence toujours par un coup de colère visant les apôtres de malheur qui viennent trop souvent désormais nier la nécessaire dimension esthétique et artisanale des vélos de course. Ces tenants du tout marketing qui annoncent sans trembler ni sourire (sinon dédaigneusement) que leur nouvelle machine va offrir 5, voire 10% de performances en plus par rapport au modèle précédent. Tout en ne proposant au client final, vous ou moi, qu’un choix restreint de tailles et de géométries. Avec à la clé des positions frôlant l’absurde aussi bien chez les cyclos que chez les pros. Et des esthétiques quelquefois abracadantesques qui font se ressembler comme des clones une majorité de vélos. Colère certes, mais analyse étonnamment cohérente.

Personne ne nie le fait que tous les vélos se ressemblent désormais. Qu’il s’agisse des formes, des styles et pire encore des géométries. Et dire que la plupart de ces constructeurs nouveaux venus dans le peloton bénéficient de bureaux d’étude de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’ingénieurs. Pour ma part j’ai toujours fait œuvre de créativité ce qui donne à chaque vélo Colnago un style unique, reconnaissable au premier regard. Un peu comme le faisait mon ami Enzo Ferrari avec qui j’ai collaboré lors de l’avènement de l’époque carbone. Nous avons proposé alors des Colnago Ferrari, véritables joyaux, mais en fait nous avons reporté sur toutes nos créations les enseignements issus de cette expérience technologique commune. Le tout en respectant nos traditions artisanales et notre design italien. Des milliers de victoires plus tard, je constate que le meilleur athlète mondial, le prodigieux Tadej Pogacar, roule depuis ses débuts sur des vélos Colnago. Avec les succès que l’on sait. Cela me rend fier, même si désormais je n’ai plus de lien direct avec la marque que j’ai créé.

Lorsqu’il évoque celui qu’il appelle son protégé, l’inamovible numéro Un mondial au classement UCI Tadej Pogacar, Ernesto sombre dans la nostalgie. Et son regard se perd au travers des baies vitrées de son salon d’où il distingue son ancienne usine désormais passée sous le contrôle émirati. 

Avec Beppe Saronni, nous avons été les découvreurs de Pogacar. Il avait tout juste 19 ans et il réalisait déjà des exploits à la Merckx. Et c’est justement à Merckx qu’il me fait parfois songer. Même si les Belges pensent plutôt à Remco lorsqu’ils évoquent Merckx. En fait ces jeunes champions, tous plus prodigieux les uns que les autres, me replongent à l’âge d’or du cyclisme. Tadej évidemment , mais aussi Van der Poel, Van Aert, Vingegaard, Ganna et naturellement Evenepoel. On croit rêver devant leurs exploits qui rappellent Coppi, Bobet, Anquetil, Hinault, tous ces coureurs fabuleux qui ont fait du cyclisme un sport unique. Un sport où se mêlent gloire et tragédie, exploits et défaillances, défis et trophées. Quel bonheur pour moi, petit artisan italien, d’avoir contribué à ma manière à transformer le cyclisme en épopée lyrique chantée par les plus grands journalistes. Car c’est pour cela que le cyclisme est un sport différent. Authentiquement poétique, comme le disait souvent Ugo De Rosa. Avec une dimension héroïque qui en fait bien plus qu’un sport. Et aujourd’hui, grâce à la nouvelle génération qui bouscule tout, voici le grand retour de l’héroïsme. Cela doit ravir tous les journalistes. À commencer par toi Salvatore.

Si je lui rappelle en souriant qu’il aura toujours et partout été glorifié par le peloton et par la presse, le Maestro s’insurge. Pour lui rien que de très normal puisque le cyclisme lui doit les principales innovations techniques des cinquante dernières années. À commencer par le tout carbone. Une révolution copiée comme les autres, par tous les constructeurs. Grands ou petits.

Après avoir fait œuvre de révolutionnaire dans presque tous les domaines de la technologie, quoi de plus normal d’être salué. Notamment par le grand public cyclo. J’ai apporté l’aéro sur les cadres et les vélos, j’ai amené les poignées intégrées, les cadres plus courts, la fourche droite, le freinage disques Et j’ai surtout été le premier à faire triompher un vélo carbone dans Paris Roubaix avec le C 40 qui est devenu un mythe. Et je ne parle pas de l’esthétique. Mes vélos ont toujours été parmi les plus beaux. Ce n’est pas pour rien si certains journalistes m’ont comparé à un artiste. Disant de moi que j’étais le Léonard de Vinci du cyclisme. C’est excessif bien sûr. Mais le fait d’être reconnu n’est pas une surprise. Même si je n’ai pas été le seul grand créateur italien . Il y a aussi mon ami Ugo De Rosa qui nous a quitté cette année. Et puis surtout il y a Tullio Campagnolo. Je suis fier d’avoir été son compagnon de route en adoptant ses créations sublimes sur la majorité de mes vélos. Je suis désolé de voir que pour la première fois depuis 90 ans Campagnolo ne sera pas présent dans le peloton au plus haut niveau. Encore une histoire de business. Quel dommage que pour nombre de teams l’important ne soit plus la performance et la fiabilité, mais l’apport financier des équipementiers. Et le sponsoring qui va avec. Une remarque qui n’est qu’un constat désabusé. Pas une condamnation. Surtout pas une condamnation !

Un long silence consacré à la dégustation d’un nouvel espresso. Puis un sourire. Et une déclaration d’amour au cyclisme. La voix se fait plus forte. Même si le ton demeure fluet. L’âge peut-être. Ou plutôt l’émotion d’un homme qui sent ne plus pouvoir agir sur le quotidien d’un sport qui l’a fait Roi. Cette émotion qui l’aura toujours distingué des autres. Sauf peut-être de son ami Ugo De Rosa…

Je ne suis pas vraiment triste. Mais je constate que je suis seul désormais. Le dernier d’une race d’artisans qui ont fait de l’Italie le paradis du cyclisme. Un lieu unique pour tous les amoureux du vélo. Je me retourne et je ne vais que le vide. Tous mes amis sont partis. Ma femme et mon frère aussi. Je suis seul ! Mais heureusement j’ai ma famille et mes amis. Mon petit fils Alessandro m’accompagne. Et il vient de m’offrir le plus formidable des cadeaux avec l’inauguration de mon musée personnel, La Collezione. Il est installé dans le anciens locaux de fabrication des cadres Colnago. Il regroupe mes plus belles réalisations dans un écrin digne d’une galerie d’art moderne. J’y accueille des champions, des passionnés, des journalistes et surtout je viens de temps à autre m’y promener avec des amis comme toi Salvatore et ton fils Alex. L’occasion non pas de pleurer sur le temps qui passe, mais de remonter ce temps comme l’on remonte manuellement le mouvement d’une montre de manufacture. Avec précision, avec doigté, avec amour. 

Derniers articles

Rechercher